Be Horeca

Be-Woman : L’alcool au féminin

Malgré les tabous liés à la relation femmes-alcool, certaines brisent les stéréotypes pour forger des carrières brillantes dans l’univers dit masculin des boissons alcoolisées. Rencontre avec quatre femmes qui réinventent les codes en déconstruisant les idées reçues.
Entretiens par Romane Henkinbrant.

 

Tania Shamshur, gérante et bartender chez Edgar’s Flavors

Edgar's Flavors
Edgar’s Flavors

Formée en sciences politiques et en techniques artistiques, c’est sans jamais avoir touché une tasse de café que Tania Shamshur s’est lancée dans l’Horeca, aux côtés de son mari. Après une première expérience dans le resto italien de ce dernier, elle s’est rapidement intéressée aux cocktails, alors plutôt mal exécutés dans l’établissement. En 2019, lorsque l’occasion d’acheter un bar s’est présentée, ce duo d’entrepreneurs lassé par une restauration plutôt « old school », a créé Edgar’s Flavors. Co-gérante, Tania est également bartender.

R.H. : Comment as-tu appris la mixologie ?
T.S. : J’ai beaucoup lu à propos des cocktails et j’ai observé comment travaillaient les bartender à l’étranger. Mais je n’avais pas vraiment confiance en ma gestuelle. Beaucoup de gens en rigolent, mais j’aimais bien “shaker” face à un miroir. Quand, plus jeune, je faisais de la danse, je m’exerçais de la même manière. Durant ma formation en maquillage, nous travaillions aussi face à un miroir. Donc j’ai commencé à me regarder “shaker” pour voir si je n’avais pas l’air ridicule. C’est comme ça que j’ai appris.

R.H. : C’est un métier d’apparence : quand tu es derrière un bar on te regarde.
T.S. : Oui, c’est un spectacle : les clients regardent et écoutent l’histoire du cocktail. C’est pour ça que je me suis beaucoup entraînée. J’ai aussi pas mal appris auprès des producteurs : je ne travaille qu’avec des produits de niche et il est important de connaître leurs spécificités sur le bout des doigts. C’est du storytelling.

R.H. : Comment as-tu trouvé ta place en tant que femme dans le secteur de l’alcool ?
T.S. : J’ai directement commencé comme patronne de bar. Comme j’ai un caractère fort, je n’ai jamais rencontré de difficulté particulière liée à mon genre. Mais cela reste un secteur qui évolue peu à ce niveau, surtout au Benelux. Une bartender d’Amsterdam m’a récemment raconté que lors d’une édition de la compétition de bartender World Class, il n’y avait que deux femmes sur les 33 participant.e.s. Au Luxembourg, je ne peux te citer qu’une bartender. Alors qu’en France, en Allemagne, aux USA… il y en a plein !

R.H. : Les femmes n’osent pas…
T.S. : Pour beaucoup, c’est un métier d’homme. Et je ne sais pas d’où vient cette idée car les femmes ont toujours été très présentes dans le monde de l’alcool. J’ai lu que les premiers brasseurs étaient en fait des brasseuses. Au Mexique, les premiers distillats d’agave (comme le Pulque, de la sève d’agave fermentée, ou, plus tard, le Mezcal) impliquaient également un savoir-faire féminin. D’ailleurs, dans la mythologie aztèque, la déesse de l’agave est Mayahuel (ndlr. aussi déesse de la fertilité, de l’abondance et de l’ébriété mystique). Je pense aussi à Ada Coleman, à l’époque bartender à l’American Bar du Savoy Hotel à Londres, qui a inventé le cocktail Hanky Panky, un classique.

Tania Shamshur
Tania Shamshur

R.H. : D’où vient cette croyance, selon toi ?
T.S. : Je pense que c’est le patriarcat qui a rendu ce milieu masculin. Ce sont eux qui ont décidé que les femmes ne pouvaient pas être bartender. Ils ont véhiculé une mauvaise image des femmes qui boivent de l’alcool. Et je pense qu’elles se sont enfermées dans leur condition. D’ailleurs, elles sont souvent surprises de voir une femme bartender, tandis que les hommes trouvent cela normal puisque qu’ils sont à la source de cette légende urbaine. Et comme les médias parlent davantage des hommes bartender, cela maintient cette croyance. En français, le vocabulaire utilisé est aussi problématique : on dit souvent « barmaid » pour une femme, mais « maid » en anglais signifie « bonne, domestique, femme de chambre ». Aux USA, on dit « female bartender ». Cela enlève cette connotation réductrice.

R.H. : Comment te sens-tu en tant que femme derrière un bar face aux différentes problématiques de violences sexuelles rencontrées dans le monde de la nuit ?
T.S. : Je n’ai pas vu de “Balance ton Bar” dans des établissements proposant des cocktails de qualité. Je n’ai jamais vu personne sortir mort bourré de chez nous. Je pense qu’il faut que les gens apprennent à mieux boire, c’est-à-dire à choisir la qualité et à boire de l’eau. Nous en servons à volonté et nous ne travaillons qu’avec des bons produits de saison. Je ne me sens donc pas responsable de celles et ceux qui boivent du mauvais alcool car je n’en sers pas. Par ailleurs, je reste toujours très attentive à ce qu’il se passe dans le bar et je n’ai pas peur d’intervenir si nécessaire, mais je n’ai encore jamais rencontré ce genre de problème.

 

Matilda Bourgies, sommelière chez Old Boy

Matilda Bourgies, sommelière chez Old Boy
Matilda Bourgies, sommelière chez Old Boy

Étudiante dans l’Horeca depuis ses 14 ans, Matilda Bourgies a délaissé ses études d’ingénierie commerciale pour se consacrer à sa passion. Après un rapide passage en gestion hôtelière au CERIA, elle s’est lancée sur le terrain en débarquant chez Odette en Ville en tant que cheffe de rang puis responsable de salle – où elle a pu se former en sommellerie en suivant le programme WSET -. Par la suite, elle a travaillé à la Villa Lorraine en tant qu’assistante maître d’hôtel. Aujourd’hui, Matilda est sommelière chez Old Boy.

R.H. : Quels ont été tes premiers pas dans le monde de l’alcool ?
M.B. : J’ai commencé à m’intéresser au vin quand j’étais étudiante barista. Il y avait un bar à vins juste à côté de mon travail où on allait boire des verres avec mes collègues. Je leur ai demandé s’ils engageaient des étudiant.e.s et ils m’ont répondu par la négative en arguant que “je n’étais qu’une barista”. Un peu par orgueil, j’ai continué à y aller, à poser beaucoup de questions et à goûter un maximum de choses. Il y avait donc déjà des barrières à l’entrée : même quand tu démontres ta volonté d’apprendre, on te demande les preuves que tu vas t’en sortir. Et en général (pas seulement dans le milieu du vin), faire ses preuves en tant que femme prend plus de temps que pour un homme.

R.H. : As-tu parfois l’impression de devoir prouver tes compétences ?
M.B. : Ma position de femme dans la sommellerie est parfois compliquée à accepter pour les clients. Ils demandent presque toujours « le sommelier » (mon corollaire masculin). Dans l’imaginaire collectif, les hommes font, choisissent et goûtent le vin. Donc, parce qu’elles sont moins représentées, les femmes s’y connaissent moins. Pourtant, c’est faux : les papilles et le palais n’ont pas de sexe. Plus on grimpe les échelons dans le milieu du vin, plus les femmes sont précises dans leurs descriptions parce qu’elles doivent davantage nuancer leurs propos. Là où un sommelier dira : « ce vin est hyper bon, hyper juteux, je vous le conseille », une sommelière devra donner beaucoup plus d’informations sur les cépages, le sol, la région, le climat… pour affirmer ses connaissances et sa compétence à vendre du vin.

R.H. : Donc le sexisme dans le monde de la boisson contribuerait au fait que les femmes deviennent plus compétentes que les hommes ?
M.B. : Que cela touche au racisme ou au sexisme, les minorités ont toujours plus d’efforts à fournir pour arriver au même stade que les autres. Par conséquent, ils prennent forcément l’avantage dans la façon dont ils étudient, dont ils s’expriment et présentent les choses.

R.H. : As-tu l’impression que la diversité évolue dans le secteur de la boisson en Belgique ?
M.B. : On assiste parfois à l’instrumentalisation des femmes (et des minorités en général) pour vendre un concept. Certains le font sans arrière-pensée, d’autres par opportunisme. Il faut, qu’au niveau de l’équipe et de toute la démarche commerciale, il y ait une réelle intention d’inclusivité. Choisir les femmes parce qu’elles présentent bien pour attirer de la clientèle, c’est du sexisme. Les inclure dans ce qui est déjà cantonné aux femmes (comme l’écologie), ce n’est pas spécialement novateur. Par contre, ça l’est dans des professions comme la mécanique, la robotique, l’alcool, la cuisine… tous des milieux où l’on considère traditionnellement que celle-ci n’a pas sa place.

R.H. : À quelles injonctions as-tu été confrontée dans ton parcours ?
M.B. : J’ai un tempérament très calme et une voix très douce. Quand je suis arrivée dans le monde de la gastronomie et de l’alcool, on m’a prévenue que si je ne devenais pas plus agressive, je ne m’en sortirais jamais. Il y a cette idée qu’il faut être plus masculine dans notre façon de réagir. C’est fou qu’on ait réussi à ancrer cette croyance qu’il faut pervertir sa personnalité pour s’en sortir. En école hôtelière, j’aurais aimé qu’au lieu de m’apprendre à être invisible, à bien présenter, à ne pas me démarquer… on me dise : « Si vous avez une belle personnalité et que vous êtes passionnée, vous réussirez ». Rester soi-même, c’est le plus important. Si vous travaillez dans un endroit qui ne vous accepte pas en tant que femme, avec votre personnalité et votre sensibilité, cela ne vaut pas la peine d’y rester. Les mentalités évoluent : certains établissements apprécieront votre identité et votre façon de travailler. Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte : il y a plus de diabolisation du secteur qu’en réalité. Il ne faut pas avoir peur.

R.H. : Comment trouver sa place en tant que femme dans le milieu de l’alcool ?
M.B. : Il ne faut pas se positionner comme une victime. Nous sommes libres de réagir comme nous l’entendons et de démontrer que nous faisons le taf. Il y a toujours ce besoin de prouver, évidemment. Mais je n’ai pas envie de me mettre une balle dans le pied dès le départ. Nous n’avons peut-être pas les mêmes opportunités mais nous avons les mêmes capacités d’expression au sein d’un établissement. Il faut pouvoir s’affirmer.

 

Kirstie Barclay, Prestige Field Sales Manager Benelux chez Bacardi

Kirstie Barclay, Prestige Field Sales Manager Benelux chez Bacardi
Kirstie Barclay, Prestige Field Sales Manager Benelux chez Bacardi

Femme d’affaires et maman, Kirstie Barclay est diplômée en ingénieur de gestion à Solvay. Après avoir travaillé quelques années en marketing chez Unilever et fait le tour du retail, elle a commencé chez Bacardi-Martini en tant que Brand Manager pour Bombay. Elle a ensuite étendu son expertise au marketing de différentes marques du groupe. Il y a environ 3 ans, elle est passée dans l’équipe de vente en tant que Prestige Field Manager. Elle est aujourd’hui à la tête d’une équipe locale Prestige et Régionale pour le Bénélux.

R.H. : As-tu ressenti des freins ou des limites en tant que femme pour accéder à ta position ?
K.B. : Non. Cela dit, je suis entrée dans le milieu de l’alcool en travaillant dans le marketing, c’est sans doute différent. Par ailleurs, je suis consciente d’être privilégiée. Je suis une femme, certes, mais blanche, bourgeoise, d’éducation supérieure, hétérosexuelle, cisgenre, etc. Ce que je peux avoir expérimenté ou non ne reflète pas ce que beaucoup de femmes vivent.

R.H. : Comment as-tu trouvé ta place en tant consommatrice dans le monde de l’alcool ?
K.B. : J’ai fait mon baptême lorsque j’étais étudiante et j’ai vu ce qu’il y avait à voir. Tout de suite, il y a cet aspect un peu insidieux qui s’inscrit : le vin pour les femmes, la bière pour les hommes. C’est une croyance tellement prégnante qu’on n’y fait plus vraiment garde. Lorsque j’étais enceinte de ma première fille, j’ai choisi de garder le secret pendant 3 mois et je ne buvais donc pas d’alcool. Si une femme ne boit pas, c’est d’office parce qu’elle est enceinte. A contrario, une femme qui boit est souvent considérée comme une pochetronne. Alors qu’un homme qui boit a de la bouteille. C’est presque une preuve de virilité, finalement. Il faudrait déconstruire ces injonctions à l’alcool et arrêter de mettre les gens, hommes ou femmes, dans des cases.

R.H. : Constates-tu une sororité dans le secteur ?
K.B. : Il y a quand même une volonté des femmes de se réunir et de faire évoluer les choses. En étant dans l’industrie, donc de l’autre côté du spectre, je n’avais jamais pensé à cela : ce sont les femmes derrière le bar qui sont directement concernées. Mais je pense que chacun.e à son niveau peut faire bouger les choses : il n’y a pas que les sommelières et bartender qui doivent « porter le chapeau » et représenter les femmes dans leur situation. Je crois que nous avons toutes envie de casser les codes et de donner des coups de pied aux idées préconçues pour provoquer le changement.

R.H. : Comment mets-tu des choses en place à ton niveau ?
K.B. : Il y a plusieurs femmes dans mon équipe et je les incite à me raconter leurs expériences : si elles ont été confrontées à certaines difficultés, si elles ont besoin d’accompagnement… On a toutes déjà eu un moment, une interaction qui ne se passe pas bien, où on reste sans voix et où, après, on se dit « merde j’aurais dû dire ou faire cela». J’essaie de préparer mon équipe aux différentes situations, pour les aider à en sortir la tête la plus haute possible. Finalement, mon job, c’est aussi de donner l’exemple et de montrer ce qui peut être mis en place. Il faut pouvoir se demander quel est notre rayon d’influence. À titre personnel d’abord, et à titre général ensuite – par exemple, au sein de l’organisation dans laquelle on travaille.

R.H. : As-tu l’impression que cela se reflète au sein de ton entreprise ?
K.B. : Il y a chez Bacardi, comme partout ailleurs, de plus en plus d’initiatives. On pourrait débattre du washing social. Mais, finalement, je trouve que toute initiative est bonne à prendre. Essayons de faire le maximum pour faire avancer les choses. Nous choisissons déjà nos partenaires sous ce prisme-là mais pour les initiatives internes, nous tâtonnons encore un peu : comment les mettre en place ? Faut-il développer un programme spécial ? Il y a plusieurs femmes – mais aussi des mecs- dans mon équipe et je trouve génial de contribuer à les équiper. J’adorerais pouvoir organiser des sessions structurées avec eux, sur comment résoudre un problème de sexisme au sein de l’entreprise. Nous avons tous et toutes un rôle à jouer.

 

Morane Le Hiress, cheffe brasseuse chez Janine

Morane Le Hiress, cheffe brasseuse chez Janine
Morane Le Hiress, cheffe brasseuse chez Janine

Après une licence et un master en biologie dirigée vers le biomédical à l’Université de Paris, Morane Le Hiress commence son parcours professionnel à l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) puis chez Sanofi. Inquiète quant à l’avenir du secteur médical en pleine évolution, elle commence à brasser dans sa petite cuisine parisienne avant de prendre une décision radicale : sa réorientation professionnelle vers le monde brassicole. Riche d’une formation de 15 jours à l’IFBM de Nancy et de plusieurs stages dans des brasseries parisiennes puis bruxelloises, Morane est aujourd’hui cheffe brasseuse chez Janine.

R.H. : Comment as-tu trouvé ta place en tant consommatrice dans le monde de l’alcool ?
M.L.H. : Je bois de la bière depuis l’université. Quand j’ai commencé à faire attention à ma consommation et à réellement m’intéresser à ce qu’il y avait dans mon verre, le milieu de la bière était encore bien genré : bières fortes pour les mecs, bières légères pour les nanas. Quand je commandais au bar, on me disait souvent avec le sourire : « une bière fruitée pour vous ? ». Ces pensées sont en train d’évoluer, même si ces préjugés restent encore parfois bien ancrés.

R.H. : Et en tant qu’actrice ?
M.L.H. : C’est encore un autre niveau. Lors de ma formation à l’IFBM : sur 15 personnes, il n’y avait que deux femmes. Quand j’ai commencé à frapper aux portes de brasseries parisiennes pour demander des stages, les brasseurs étaient super étonnés de voir une femme, mais aussi très contents ! Donc mon intégration et ma formation ont été assez faciles. Les brasseurs ne m’ont pas fait de cadeau au niveau de la difficulté physique : ils m’ont traitée d’égal à égal, ce qui est super ! Être brasseuse, c’est un métier assez physique et il ne faut pas négliger cet aspect. Mon problème principal est ma taille : je suis petite et ce n’est donc pas toujours facile. Mais, encore une fois, il faut s’adapter et trouver des stratagèmes.

R.H. : Quelle est ta perception de l’industrie de la boisson en Belgique ?
M.L.H. : Il y a un énorme lobby du monde industriel sur la consommation des boissons alcoolisées en Belgique. Néanmoins, cela évolue, notamment avec l’émergence de nombreuses micro-brasseries. La concurrence augmente et les différents acteur.rice.s du secteur doivent donc trouver des idées originales pour sortir du lot. L’industrie de la boisson y fait face et commence à se réinventer. C’est très motivant.

Morane Le Hiress, cheffe brasseuse chez Janine
Morane Le Hiress, cheffe brasseuse chez Janine

R.H. : Comment sont reçus tes produits par les client.e.s ?

M.L.H. : Je sens que je dois encore faire mes preuves dans le monde brassicole pour que mes bières soient goûtées. Même si j’ai ma propre brasserie, que je suis cheffe brasseuse et que je m’occupe de tout de A à Z (de la production jusqu’au conditionnement), lorsque les gens parlent des bières Janine, ils se réfèrent à mes associés (deux hommes) et non à moi. J’aimerais que mes bières soient liées à mon visage. Plus tard, je voudrais recruter une assistante brasseuse pour que nous soyons deux femmes à la tête de Janine.