Les zones d’intérêt de la capitale évoluent et se déplacent. Bruxelles préfère muter par vagues, par frémissements, par quartiers, par zones et par coups d’éclat de restaurateurs visionnaires. Ce lent tremblement permanent crée aujourd’hui un phénomène plutôt grisant : la géographie Horeca se redessine alors que les points de gravité se déplacent. Décryptage par Grégory Sorgeloose, co-gérant du cabinet Sorgeloose & Trice, spécialisé dans la cession de commerces Horeca.
Les quartiers qui montent : nouvelle énergie, nouveaux codes
Certains quartiers s’envolent, d’autres s’assoupissent, et des zones entières – longtemps considérées comme des terres vierges ou des “non-quartiers” – deviennent soudain les terrains de jeu d’une génération fertile où les idées donnent naissance à des projets novateurs. Dans la catégorie des étoiles montantes, le quartier Plasky avance à pas feutrés mais sûrs. Pas d’effet d’annonce, mais une montée en puissance organique, portée par un tissu résidentiel dense, des commerces qui se réinventent et une attractivité qui ne demande qu’à être exploitée. Perruche, nouvellement repris, a mué en Chez Tom, tandis que son voisin d’en face – l’inamovible Max – a déposé les armes et passé la main à un développeur réputé qui ne ratera pas l’occasion de réussir son pari à cette adresse. Les développeurs s’y intéressent enfin, séduits par un équilibre rare : loyers encore acceptables, population jeune, potentiel narratif.
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Le même mouvement, mais en version plus assumée, est visible à la place Dumon, à Stockel. Moderne, rénovée, plus harmonieuse que jamais, elle retrouve une seconde jeunesse là où on la catégorisait autrefois au rayon rhumatisme et thé dansant. Les enseignes y arrivent avec prudence mais conviction, sachant qu’un quartier où le pouvoir d’achat est solidement établi finit toujours par attirer les concepts les plus soignés. C’est du moins le parti (gagnant) pris par Journal, Cali, Rhubarb Café et prochainement par le Shake Hands nouvelle génération, encore dans sa chrysalide.
Et puis il y a le cas d’école : Fernand Cocq. Preuve vivante que, dans les quartiers densément peuplés, la rénovation de l’espace public agit comme un diffuseur de bonnes ondes. La nouvelle place, piétonne et accueillante, a induit l’arrivée d’enseignes à forte identité : Brasserie Boemvol, Booza, Panam, reprises ambitieuses de Contrebande ou du Sucré Salé, encore en gestation, pour des concepts qui enverront du lourd. En quelques années, le quartier a changé de dimension. Il respire mieux, séduit davantage, attire une clientèle plus jeune, plus mobile, plus encline à l’expérimentation, et nullement ennuyée par les sempiternels sujets de mobilité. Et l’Horeca, en bon baromètre social, n’a fait que suivre la logique.
Autre quartier, autre exemple : celui du Châtelain. Autrefois véritable place-to-eat, il a progressivement perdu son pouvoir de séduction au profit d’autres zones, à force de s’autocongratuler, rassuré par un passé glorieux. Mais le quartier repart de plus belle après une phase de repos végétatif, notamment suite aux douloureux travaux de piétonnisation de la place. Maison Poesy, Gratin, Must, Baci, Chez Jacky, Café Club : une succession de nouvelles enseignes qui, sur un autre territoire, aurait déjà saturé le marché. Pas ici. Cette hyperactivité crée une énergie rare, une renaissance. Mais cette effervescence a son prix : l’accessibilité se dégrade à vue d’œil, et les client·e·s historiques – plus âgé·e·s, souvent plus aisés – abandonnent peu à peu un quartier devenu un casse-tête pour y arriver autant que pour s’y garer. Les annulations de dernière minute y sont le nouveau sport local dans la tranche 40-70. À force de réussite, le Châtelain a changé de public… et donc de rythme.
Ailleurs, un autre phénomène s’installe : l’effet “locomotive”. La place du Miroir, à Jette, n’a jamais été considérée comme un hotspot Horeca. Mais l’arrivée d’une enseigne forte, presque iconique, suffit à modifier les équilibres. C’est d’ailleurs ce qui se produira prochainement une fois que tout le monde aura intégré l’identité du repreneur de la vénérable Brasserie du Miroir. On prend les paris ? L’Horeca y était routinier et en rien créatif – un reproche récurrent du Nord de Bruxelles, qui souffre d’un manque cruel de créativité dans les (non-)concepts qui s’y développent. Il se réveille(ra) désormais : c’est notre pifomètre qui le dit. Les quartiers périphériques ont une vertu : la densité y est élevée, le renouvellement démographique rapide, le potentiel immense. Avec un pilote solide, la montée en gamme peut être fulgurante. La place du Miroir n’en est qu’au début de sa nouvelle histoire. Rendez-vous dans trois ans pour mesurer à quel point un seul acteur peut changer le destin d’une place entière.
Plus encore, l’émergence la plus notable de 2025 se situe dans les “non-quartiers”. Les zones ignorées, délaissées, celles qui n’attiraient personne. La génération Y, puis Z, n’a pas eu d’autre choix que d’y chercher son salut. Les loyers centraux étant devenus stratosphériques, les jeunes restaurateur·rice·s ont investi ailleurs, avec audace et créativité. Résultat : le bout de la rue de Flandre renaît, les interstices urbains s’animent, et la zone reliant le Marché aux Poissons, Sainctelette et le futur musée Kanal-Pompidou devient l’un des terrains les plus prometteurs de la capitale. Barge, pionnier incontesté, a prouvé qu’un établissement visionnaire peut redéfinir un périmètre entier. Et lorsque Kanal ouvrira, la bascule sera totale.
Les quartiers qui stagnent : stabilité confortable, désirabilité en veille
Face à ces dynamiques puissantes, certains quartiers affichent une stabilité presque rassurante. Ils fonctionnent, remplissent, séduisent… mais n’inventent plus. Le parvis de Saint-Gilles, autant que son cousin le parvis Saint-Pierre, reste un lieu vivant sans jamais réellement surprendre. La place Brugmann continue de jouer son rôle de réserve naturelle d’expatriés et d’exilés fiscaux : parfaite mais immobile. Flagey, pourtant gorgé de potentiel, n’a connu que peu de secousses récentes, hormis l’arrivée notable de Barracuda (Big Mamma). Quant à Saint-Boniface, il conserve son charme mais manque de nouvelles narratives, même si l’arrivée du Ratz pourrait, avec un peu de chance, rebooster l’ensemble.
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Ces quartiers ne déclinent pas – loin de là – mais ils n’accélèrent pas non plus. Or, dans une ville où la concurrence est féroce, la stabilité peut devenir une forme d’endormissement. Ces zones rassurent, mais n’excitent plus. Elles attirent, mais ne surprennent pas. Or l’Horeca, pour vivre, a besoin d’émotion, d’élan, d’inattendu. Et si la stabilité assure la longévité, elle n’est pas toujours synonyme de désir. La lecture de 2025 est limpide : Bruxelles vit une recomposition accélérée de ses dynamiques Horeca. Les travaux publics, lorsqu’ils touchent les quartiers denses, provoquent presque toujours des renouveaux inattendus. Les jeunes générations imposent une cartographie nouvelle, où le parking n’a plus d’importance et où l’expérience prime sur la localisation. Les non-quartiers deviennent les nouveaux Eldorados, tandis que les valeurs sûres s’assagissent. Et partout, un même fil rouge : les concepts, lorsqu’ils sont puissants, agissent comme des catalyseurs urbains, redessinant les comportements autant que les rues. Bruxelles n’a jamais été aussi fluide, aussi instable, aussi vivante. Les quartiers montent, s’essoufflent, renaissent, puis repartent. Une seule certitude demeure : cette ville ne cessera jamais de surprendre les développeurs assez audacieux pour en lire les signaux les plus inaudibles. Affaire à suivre…

