Combien de fois n’avons-nous pas été confrontés à des demandes ultraprécises, listant des critères et doléances aussi nombreux que les plats sur la carte d’un restaurant grec. Si cette tendance n’est pas spécifiquement l’apanage des grands groupes, elle demeure une tendance de fond que beaucoup de marques internationales partagent, logiquement, dans un but bien légitime d’homogénéisation de leur parc commercial.
Par Grégory Sorgeloose, co-gérant du cabinet Sorgeloose & Trice, spécialisé dans la cession de commerces Horeca.
Mais derrière cette interrogation a priori anodine se cache une tension stratégique majeure pour quantité de développeurs Horeca, qu’ils soient indépendants, groupes en expansion, ou franchises internationales. Lorsqu’un projet prend forme dans l’esprit de son géniteur, flanqué de moodboards alléchants, de business plans détaillés et d’un storytelling convaincant, reste la question à 1 € : où l’installer ? Et plus encore : comment faire coïncider un projet théorique, aussi beau soit-il, dans un parc immobilier à l’offre limitée et par essence imparfaite ? 2 mondes y co-existent, entre maîtrise et rigidité d’un côté, et créativité et souplesse de l’autre. Les groupes les plus innovants du secteur nous éclairent…
Le concept d’abord, le lieu ensuite ?
Nombre de groupes belges et étrangers font de leur concept une religion, listant autant de critères d’implantation que de versets à suivre chaque jour avec ferveur. 300m2 tu chercheras, position en angle tu préféreras, cuisine de plain-pied tu privilégieras, fonds de commerce tu éviteras. Autant de préceptes partant d’une bonne intention stratégique, définissant un cadre rigide dans lequel la recherche du spot idéal devra s’opérer. Et s’il manque 1 mètre de façade, le concept ne rentrera pas, on passe à autre chose. Dommage car l’emplacement était pourtant de grande qualité, il satisfera un autre. Cette politique a l’avantage de permettre au développeur de créer une unité de genre, des points de vente comparables et aux attributs communs. L’analyse des data s’en retrouve facilitée, les points de vente étant comparables. Mais cet acharnement à maîtriser le bâti demeure un frein à la croissance, nourri par les spécificités urbanistiques des villes au bâti souvent spécifique. En découle une croissance finalement ralentie dans le pire des cas, faute à une demande élevée et une offre finalement faible en emplacements jouissant d’une affectation Horeca conforme. Lisser l’expérience client et maîtriser sa chaîne de valeur demeure légitime, mais découle dans la pratique sur des difficultés de croissance.
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Le lieu d’abord, le concept ensuite ?
Virage à 180° pour évaluer une approche récente et finalement à l’antithèse de la précédente : adapter son concept au lieu. Totalement impensable jusque récemment pour l’immense majorité des chaînes et concepts, cette ligne de conduite trouve aujourd’hui un public largement à l’écoute. Une nouvelle génération d’entrepreneurs Horeca opte désormais pour cette logique, nouvelle génération ayant cette différence avec la précédente d’avoir finalement d’excellentes idées, mais nettement moins de moyens, leur imposant comme planche de salut : créativité, ouverture d’esprit et critères obligatoirement moins nombreux. Ils recherchent désormais des adresses à l’identité forte, au potentiel narratif assumé, afin d’y mouler un concept tailor-made, avec souplesse et agilité. Bye bye le cahier des charges kilométriques, place au ressenti. On s’adapte au quartier, et on vise la rentabilité ! C’est aujourd’hui cela l’intelligence opérationnelle : privilégier l’adaptabilité. Cela ouvre l’esprit, permet plus de créativité, et in fine, assure de s’adapter réellement à la clientèle d’un quartier plutôt que de lui imposer un modèle duplicable et assez fatiguant, une main de fer dans un gant de velours.
Et finalement, qui a raison ?
Et si le marché tendait désormais vers une hybridation des modèles ? La réalité bruxelloise impose une certaine humilité. La ville fait état de grosses disparités institutionnelles, constituée de 19 entités et d’autant de décideurs aux aspirations diverses, avec à la clé des environnements très variés. Bruxelles est à cent mille lieues de mégalopoles comme Londres ou Barcelone. Le local typique est constitué ici de maximum 80m2 et de 2 à 3 pièces en enfilade, avec des caves souvent accessibles par un escalier latéral donnant accès aux compteurs de l’immeuble. Les terrasses en intérieur d’ilot y sont dans le meilleur des scénarios tolérées, dans le pire des cas bannies. Cette typologie est forcément bien éloignée du parc haussmannien parisien, et ses surfaces avenantes en angles. Bruxelles compte bien sûr des milliers d’angles, avec la particularité que beaucoup ne disposent pas d’affectation Horeca, et que la grande majorité de ceux qui en disposent, sont mariés pour le meilleur et pour le pire à un brasseur, autre spécificité bien belge dont on peut être fier, ou pas.
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Dans ce contexte, le modèle idéal à privilégier sur le marché bruxellois est de développer un concept fort et modulaire. Un ADN commun, une même ambition qualitative, mais une carte adaptée, un style personnel pour chaque établissement, avec un pôle de production mutualisé pour cuisiner les bases et une cuisine d’envoi au style fort, tenue de main de maître par un chef d’orchestre de caractère. Le concept du chef-propriétaire a fait malheureusement son temps, et a prouvé qu’il n’a pas pu s’adapter au monde actuel, tant en qualité de vie qu’en régularité, faute notamment à un staff vacillant. Penser un concept comme une marque vivante devrait être le leitmotiv de tout développeur, en évacuant les concepts figés de franchise, à de rares exceptions près. Le seul critère sur lequel il est impossible de jouer restant la surface minimum nécessaire afin de viser la rentabilité. Bruxelles est une petite ville, aux petites opportunités, mais à la bonne humeur contagieuse. Si vous y cherchez 1000m2 au Sablon ou sur la rue des Tongres, il y a fort à parier que vous y passerez toute votre vie, et même après réincarnation, vous n’y serez pas encore arrivé.
Dans un marché où l’immobilier commercial se fait rare, où le client cherche l’expérience plus que la standardisation, où la rentabilité se joue sur des détails, il est urgent d’être moins dogmatique. En clair : savoir faire parler les murs. Affaire à suivre…