Bars, hôtels, restaurants… Dans le secteur Horeca, l’alcool est omniprésent : servi, consommé, offert. Mais que faire lorsque les frontières entre usage convivial et usage à risque s’effacent, notamment du côté de ceux qui travaillent dans ce secteur ? Tour d’horizon du cadre légal et des pistes de solution avec Françoise Boulanger, directrice RH de l’hôtel Cardo et addictologue certifiée.
Que dit la loi ?
Depuis 2009, la CCT 100 impose à toute entreprise belge privée d’élaborer une politique de prévention en matière d’alcool et de drogues. Cette politique doit figurer dans le règlement de travail, inclure au minimum une déclaration d’intention, et peut être complétée par des procédures de dépistage, d’accompagnement et de formation, en concertation avec le Comité pour la prévention et la protection au travail.
La loi sur le bien-être au travail (1996) oblige l’employeur à prévenir les risques pour la santé, y compris ceux liés à la consommation d’alcool. Le test d’alcool n’est autorisé que s’il est prévu dans le règlement, avec l’accord du travailleur. Les tests biologiques (sang, urine) sont réservés au médecin du travail.
Dans l’Horeca, le paradoxe est flagrant : l’alcool y est omniprésent et accessible, mais l’employeur a le devoir de garantir un lieu de travail sûr, y compris pour les clients.
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« L’alcool, c’est un sujet RH »
Françoise Boulanger affiche 25 ans d’expérience dans les ressources humaines (Hôtel Dolce, Hôtel Amigo et aujourd’hui Le Cardo). C’est sur base d’une réflexion liée à son milieu professionnel qu’elle a choisi de suivre une formation certifiée d’alcoologue. « Dans l’Horeca, j’ai vu l’alcool prendre de plus en plus de place. Et pour les femmes, c’était la double peine : métabolisme moins résistant, mais aussi jugement plus dur. Il s’agissait avant tout de mettre en place des mesures de prévention et d’aider plus particulièrement les femmes.»
En 2024, dans le cadre de sa certification interuniversitaire en alcoologie, Françoise Boulanger mène une étude inédite auprès de 72 managers et collaborateurs de neuf hôtels de luxe à Bruxelles. Les résultats révèlent que 30 % des répondants présentent une consommation d’alcool à risque, contre 15 % dans la population générale belge selon les chiffres de Sciensano (2018). « Il existe une véritable culture professionnelle où l’alcool est omniprésent : on offre, on déguste, on célèbre. Mais que se passe-t-il quand quelqu’un perd le contrôle ? »
Pour mieux comprendre cette bascule, Françoise Boulanger rappelle les repères de consommation utiles : une unité d’alcool standard correspond à environ 10 grammes d’alcool pur, soit par exemple 25 cl de bière à 5°, 10 cl de vin ou champagne à 12°, 6 cl de Porto ou 3 cl de spiritueux. En Belgique, la consommation à moindre risque est définie par le Conseil Supérieur de la Santé comme ne dépassant 10 unités par semaine et 2 unités par jour, tout en évitant la consommation quotidienne. Boire plus de 4 unités en moins de deux heures entre déjà dans le binge drinking.
Le vrai signe du début de l’addiction, explique-t-elle, c’est quand on perd la liberté de s’abstenir. Mais la prévention commence bien avant la dépendance.
Accompagner plutôt que punir
Selon cette experte, la réponse au problème ne peut pas se limiter à des mesures disciplinaires. « Il faut former les managers, afficher les unités d’alcool sur le lieu de travail, organiser des fêtes sans alcool et proposer des alternatives, des mocktails, un seul verre d’alcool et de l’eau à volonté. » Elle milite pour une approche bienveillante, en lien avec la médecine du travail : « Si un collaborateur est sous influence, on le place d’abord au calme, on vérifie qu’il ne met pas sa vie en danger ni celle des autres et on lui propose un entretien de soutien. Sur le terrain, on sait que ces conduites à risque se soldent par de l’absentéisme, des conflits d’équipe voire des accidents. »
Elle souligne aussi que selon son étude, 35 % des salariés souhaitent réduire leur consommation, et 40 % ressentent de la culpabilité. « L’objectif, c’est de sortir du tabou, et de reconnaître que la dépendance est une maladie et que la rechute fait partie du processus. Il faut déculpabiliser, proposer un encadrement médical, rétablir le dialogue, nommer des référents sobriété dans l’entreprise, communiquer et chercher des solutions personnalisées. »
Que peut faire l’employeur ?
Différentes pistes peuvent être suivies par l’employeur. Depuis la mise à jour du règlement de travail en intégrant la politique préventive (CCT 100), la formation des managers à détecter et gérer les comportements à risque, l’organisation de campagnes internes (tournée minérale, tableau avec les unités d’alcool, etc.), la création d’un programme gratuit d’aide aux employés (entretiens, orientation psy, groupes de parole) et l’adoption d’une approche graduelle (observation, entretien, accompagnement, puis éventuelles mesures disciplinaires si le comportement perdure).
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Sortir du déni et construire une culture différente
Comme le dit Claire Touzard dans son livre « San alcool » (Flammarion, 2021) : « Être sobre est plus subversif qu’on ne le pense ». Une phrase dans laquelle Françoise Boulanger se reconnaît. « Choisir la sobriété, c’est un acte de liberté et de rupture douce mais assumée avec certaines normes sociales », ajoute-t-elle. « L’alcool est partout, mais la réglementation reste générique. Il faut construire une culture où l’on peut parler, où on ne ferme plus les yeux, où chacun sait ce qu’est une unité d’alcool et où l’on prévient, pas seulement quand il est trop tard. » Ce changement de cap est possible, même dans l’Horeca et il passe par l’information, la formation, et surtout l’écoute bienveillante.